“toute feuille est désir de fleur et de fruit avec lui le monde surgit* ”

“toute feuille est désir
de fleur      et de fruit
avec lui
le monde surgit* ”

Exposition à la Longère Sudel Fuma, Saint-Paul - La Réunion
Accompagnée d’un texte d’Isabelle Joly, écrivaine, ethnobotaniste, spécilaiste des jardins créoles. 
*Avec, pour le titre, tiré d’un poème d’Hélène Dorion dans Mes forêts, toute ma gratitude.

 

De quoi parlait le vent ? - Installation immersive de 9 pans de cynaotypes réhaussés de broderie - 2023

“Le jardin c’est la plus petite parcelle et c’est la totalité du monde.”  écrivait Michel Foucault.
Il est selon les mots de Gilles Clément un “territoire mental d’espérance”. 

Depuis cinq ans, je vis et crée à La Réunion, dans une relation sensible et vibrante avec le territoire. J’y ai trouvé une terre de résonance, un lieu de rencontres, des paysages contrastés, une diversité des espèces végétales. Mon travail s’inscrit dans une recherche où l’image photographique ne se limite pas à la capture d’un instant, mais se déploie comme une matière vivante, sensible, mouvante.

L'île jardin devient un moyen pour mieux appréhender les contours changeants du monde et d’explorer le vocabulaire plastique de notre contemporanéité. Elle est le refuge, l’antre, le lieu de tous les possibles. Elle est mon terrain de jeu.

Le jardin constitue le point de départ.
Mais avant le jardin, il y avait la forêt, lieu originel et source de toute vie.

La forêt à La Réunion, dense, ancienne, vibrante, s’élève des sols volcaniques et révèle une force tellurique qui traverse chaque tronc, chaque feuillage. La forêt primaire est ici à la fois espace de mémoire et organisme vivant. 
Comme l’écrivait Jean Giono dans L’Homme qui plantait des arbres, « l’arbre est un être vivant, et il est plus qu’un être vivant, il est un être qui vit dans le temps ». Cette citation souligne l’importance de la forêt dans la construction de l’identité et de la mémoire collective.

L’installation immersive De quoi parlait le vent ? donne corps à la forêt primaire des hauts. Réalisée, avec la technique du cyanotype, la forêt est reproduite par des photogrammes qui occupent une place essentielle : procédé parmi les plus anciens de la photographie, il établit un contact direct entre le végétal et la surface sensible. La plante n’y est pas seulement représentée, mais bien inscrite par sa propre lumière et sa propre opacité. 

Dans cette empreinte fragile - que l’on va retrouver tout au long de l’exposition - c’est à la fois la mémoire d’un contact et l’écho d’une absence qui se révèlent. Chaque photogramme devient ainsi une rencontre singulière entre le végétal, la lumière et le tissu, offrant une trace vibrante où le végétal se fait à la fois sujet, médium et image. 

Certains cyanotypes rehaussés de broderies prolongent et transforment l’image, lui offrant une seconde peau.
Elles tissent un lien tangible entre la terre et l’univers : enracinement et élévation se rejoignent dans un souffle énergétique qui fait de la forêt, de la plante, de l’animal tous organismes vivants reliés à l’ensemble du monde.

Forêt de Mare Longue, La Réunion - Cyanorotone - 2025

Forêt primaire du Piton Tortue  - Photogravure - 2024 

Forêt du Sud sauvage - Photogravure 2024

Forêt des tamarins des hauts -Mafate, La Réunion - Photogravure 2024

Pour cette exposition, je déploie et fait dialoguer des procédés photographiques anciens - cyanotype, film instantané, photogravure, gomme bichromatée, platine-palladium ou encore cyanorotone – en croisant techniques et gestes plastiques.
Chaque procédé avec sa singularité entre en résonance avec les autres, ouvrant un champ d’expérimentation où l’image s’amplifie, se charge de strates de sens et devient matière picturale. La photographie s’émancipe pour devenir surface picturale, espace de révélation, terrain d’une exploration poétique.

Certaines images sont rehaussées d’or, soulignant la dimension sacrée et intemporelle de la forêt ou de la fougère.
La fougère, première plante à coloniser le basalte volcanique et témoin de l’histoire préhistorique des forêts, se fait symbole de résilience et de continuité. Elle porte en elle la mémoire des temps anciens. Apparue il y a des centaines de millions d’années, elle est pionnière du vivant et témoin silencieux de l’histoire de la Terre. 

Le tataki-zome de bougainvillier se déploie dans la salle du jardin ou plantes voyageuses cotoient fougères et monstera.
Le tataki-zome réalisé sur rouleau de papier chinois Wenzhou, est un art japonais. Il consiste à réaliser une impression sur un tissu ou un papier en martelant des végétaux. Chaque empreinte capture la vibration des fleurs et des feuilles, comme un écho des jardins parcourus. La couleur et la matière révèlent la mémoire du végétal entre fragilité et force.

Ce tataki-zome ne se limite pas à une empreinte textile : le jus des plantes, absorbé par le papier, évoque d’autres techniques photographiques anciennes, comme l’anthotype, où les pigments végétaux deviennent matière et image. 

Ce jus végétal agit également sur les cyanotypes en créant des virages subtils, des variations de teintes et de nuances qui prolongent la présence du végétal dans l’image. - voir le cyanorotone de la forêt de Mare longue -, cyanotype viré au café et maté.

Les macérations de feuilles ou bois sont autant de sources de couleur et de texture, transformant le geste photographique en alchimie poétique. 

Le jardin accueille les « plantes voyageuses » telles le bougainvillier ou l’eucalyptus porteuses de mémoires et de trajectoires multiples. Je parle
des routes coloniales, témoins silencieux d’une histoire faite de déplacements forcés, d’acclimatations et de métissages. Mais aussi d'histoire plus complexe, celle des transplantations, des acclimatations, de la colonisation végétale.

Derrière l’enchevêtrement foisonnant du bougainvillier on peut imaginer la présence des marrons, figures de résistance. Le végétal ici devient allié et complice : le bougainvillier, épais et enveloppant, protège et cache, prolongeant la mémoire des fuites et des résistances dans les forêts de l’île.Les végétaux deviennent figures, fragments, motifs récurrents qui ouvrent à une lecture symbolique autant que sensorielle.

Jeté d'un cyanotype de bougainvillier sur nappe de Madagascar sur un portant en bois d'eucalyptus. 2022

Ce cyanotype devient une pièce comme un fragment de mémoire reliant deux îles de l’océan Indien. Chaque fleur et chaque feuille imprimée se mêle à la trame du tissu, résonne avec la matière révélée par un geste de broderie malgache qui prolonge et magnifie l’empreinte végétale.
Le textile devient alors un pont poétique entre La Réunion et Madagascar, un espace où l’histoire des plantes voyageuses, des échanges culturels et de la circulation des formes et des techniques se rencontrent et se construisent dans l’art.

Suspension 2024  - L’eucalyptus, autre grand voyageur, fut introduit depuis l’Australie dans de nombreux territoires coloniaux pour répondre à des besoins économiques et pratiques. À La Réunion, il se dresse dans les hauts, dans la forêt de l’etang salé et dans mon jardin.
Il est ici, figure de passage, témoin des voyages du vivant et de l’histoire, mais aussi corps poétique où la couleur, la forme et le mouvement sont traduits dans la suspension.

Arbres et forêts
Arbres, êtres assoiffés de lumière, une respiration, une prière vers le ciel, l’âme de la terre vivante. Ils ont l’air paisibles et doux, fixés sur la terre féconde. La forêt se dresse verticale, lien permanent entre le ciel et la terre. Oasis verte, source de vie.
Arbre, un poète qui nous parle de beauté, une créature majuscule, une colonne verte qui transmue les feuilles en rouge et or.
Arbre, un repaire, un abri, un veilleur de jour et de nuit, un mystère du temps et de la vie : un silence, une musique, un sage, un philosophe.
L’alpha et l’oméga de la vie, l’abécédaire de la terre.
Que serait la terre sans arbre ? Sans ses fleurs pour enchanter le regard, sans ses fruits pour nourrir les hommes… Que serait l’oiseau sans l’arbre ? Les branches où il niche, une invitation à ouvrir nos ailes, à rêver, à élever nos pensées vers le ciel, de l’infiniment petit à l’infini grand.
Que serait le vent sans les arbres pour l’enserrer entre ses branches, pour faire chanter ses feuilles, contenir son ardeur, adoucir son souffle ? Que serait la pluie sans les racines des arbres qui font danser les sources, pour endiguer les eaux en colère ? 
Racines, socle souterrain de toute vie développant dans ses boucles, l’histoire du monde.
Qu’est un homme, une femme sans racines, ignorant de son passé, craintif pour son futur.
Ce passé, chaque arbre vénérable nous le raconte. Calmement, souverainement, il nous parle, en regardant passer les nuages. Il nous rappelle à l’humilité, il nous montre le courage en s’élevant vers le ciel. Du haut de sa ramure, il a vu passer la colonisation, les révoltes et les tragédies de notre histoire, les guerres qui ont emporté les hommes vers le néant, mais aussi le bonheur des femmes qui bavardent sous son ombre, le rire des enfants joueurs. Il nous murmure des messages, des chansons, des airs réjouis.
Il nous invite à la paix sous son ombre douce pour les pique-niques qui rassemblent les familles le dimanche, à la joie, l’amour, la tendresse, quand son feuillage bruit doucement. 
Que demain revienne l’espoir de vastes forêts murmurantes, d’arbres anciens qui nous enseigneront la sagesse. 

Les fleurs de mon jardin
Assoiffé d’azur, son feuillage gris se nimbe d’éclats de lumière, de mica. Le tronc aux lambeaux d’écorce voyageuse, l’eucalyptus offre son parfum d’encens étrange et familier. Patrie des oiseaux blancs qui s’abreuvent dès le matin, tourbillonnant jusqu’au soir dans un ballet émerveillé, chantant des ritournelles énamourées. Les rayons du soleil dansent sur les corolles fragiles aux couleurs de l’aurore. Ils tissent des arabesques d’or comme des navettes menues qui fabriquent une tapisserie vivante.
Dans les feuilles enrubannées, se blottissent les farandoles de coquilles roses et blanches des fleurs du bougainvillier. Adossées au mur, les branches entrelacées autour de la colonnade offrent ses couleurs joyeuses aux regards curieux. La fleur se blottit timide au milieu de trois tendres crêpons installés au bout des brindilles. Un petit monde en soi, de fleur et de feu, de lumière et de silence, suspendues entre ciel et terre. Rideaux fleuris, ronde amoureuse d’une liane qui sait défendre sa terre avec l’ardeur d’une guerrière. Entre amour et tendresse, les fleurs s’envolent dans le vent en tapis coloré.​​La monstera deliciosa cache en son cœur la précieuse fleur de lune, prémice du rare fruit délicieux.
Plus loin, se blottissent les fougères : jardins de brume et de rêves humides. Dentelles de feuilles aux crosses d’évêque. Mystères et souvenirs du paléolithique. Sur la lave noire, entre les racines, la tapisserie verte tisse en son sein des messages secrets, ses frondes délicates offrent arabesques et magie. Sa poudre d’or s’envole au souffle ténu des oiseaux dans le murmure de l’alizé, s’accrochant aux branches moussues, caressées par les brises, formant nids suspendus.

Isabelle Joly