“toute feuille est désir de fleur et de fruit avec lui le monde surgit* ”
“Le jardin c’est la plus petite parcelle et c’est la totalité du monde.” écrivait Michel Foucault.
Il est selon les mots de Gilles Clément un “territoire mental d’espérance”.
Depuis cinq ans, je vis et crée à La Réunion, dans une relation sensible et vibrante avec le territoire. J’y ai trouvé une terre de résonance, un lieu de rencontres, des paysages contrastés, une diversité des espèces végétales. Mon travail s’inscrit dans une recherche où l’image photographique ne se limite pas à la capture d’un instant, mais se déploie comme une matière vivante, sensible, mouvante.
L'île jardin devient un moyen pour mieux appréhender les contours changeants du monde et d’explorer le vocabulaire plastique de notre contemporanéité. Elle est le refuge, l’antre, le lieu de tous les possibles. Elle est mon terrain de jeu.
Le jardin constitue le point de départ.
Mais avant le jardin, il y avait la forêt, lieu originel et source de toute vie.
La forêt à La Réunion, dense, ancienne, vibrante, s’élève des sols volcaniques et révèle une force tellurique qui traverse chaque tronc, chaque feuillage. La forêt primaire est ici à la fois espace de mémoire et organisme vivant.
Comme l’écrivait Jean Giono dans L’Homme qui plantait des arbres, « l’arbre est un être vivant, et il est plus qu’un être vivant, il est un être qui vit dans le temps ». Cette citation souligne l’importance de la forêt dans la construction de l’identité et de la mémoire collective.
L’installation immersive De quoi parlait le vent ? donne corps à la forêt primaire des hauts. Réalisée, avec la technique du cyanotype, la forêt est reproduite par des photogrammes qui occupent une place essentielle : procédé parmi les plus anciens de la photographie, il établit un contact direct entre le végétal et la surface sensible. La plante n’y est pas seulement représentée, mais bien inscrite par sa propre lumière et sa propre opacité.
Dans cette empreinte fragile - que l’on va retrouver tout au long de l’exposition - c’est à la fois la mémoire d’un contact et l’écho d’une absence qui se révèlent. Chaque photogramme devient ainsi une rencontre singulière entre le végétal, la lumière et le tissu, offrant une trace vibrante où le végétal se fait à la fois sujet, médium et image.
Certains cyanotypes rehaussés de broderies prolongent et transforment l’image, lui offrant une seconde peau.
Elles tissent un lien tangible entre la terre et l’univers : enracinement et élévation se rejoignent dans un souffle énergétique qui fait de la forêt, de la plante, de l’animal tous organismes vivants reliés à l’ensemble du monde.
Pour cette exposition, je déploie et fait dialoguer des procédés photographiques anciens - cyanotype, film instantané, photogravure, gomme bichromatée, platine-palladium ou encore cyanorotone – en croisant techniques et gestes plastiques.
Chaque procédé avec sa singularité entre en résonance avec les autres, ouvrant un champ d’expérimentation où l’image s’amplifie, se charge de strates de sens et devient matière picturale. La photographie s’émancipe pour devenir surface picturale, espace de révélation, terrain d’une exploration poétique.
Certaines images sont rehaussées d’or, soulignant la dimension sacrée et intemporelle de la forêt ou de la fougère.
La fougère, première plante à coloniser le basalte volcanique et témoin de l’histoire préhistorique des forêts, se fait symbole de résilience et de continuité. Elle porte en elle la mémoire des temps anciens. Apparue il y a des centaines de millions d’années, elle est pionnière du vivant et témoin silencieux de l’histoire de la Terre.

Le tataki-zome de bougainvillier se déploie dans la salle du jardin ou plantes voyageuses cotoient fougères et monstera.
Le tataki-zome réalisé sur rouleau de papier chinois Wenzhou, est un art japonais. Il consiste à réaliser une impression sur un tissu ou un papier en martelant des végétaux. Chaque empreinte capture la vibration des fleurs et des feuilles, comme un écho des jardins parcourus. La couleur et la matière révèlent la mémoire du végétal entre fragilité et force.
Ce jus végétal agit également sur les cyanotypes en créant des virages subtils, des variations de teintes et de nuances qui prolongent la présence du végétal dans l’image. - voir le cyanorotone de la forêt de Mare longue -, cyanotype viré au café et maté.
Les macérations de feuilles ou bois sont autant de sources de couleur et de texture, transformant le geste photographique en alchimie poétique.
Le jardin accueille les « plantes voyageuses » telles le bougainvillier ou l’eucalyptus porteuses de mémoires et de trajectoires multiples. Je parle des routes coloniales, témoins silencieux d’une histoire faite de déplacements forcés, d’acclimatations et de métissages. Mais aussi d'histoire plus complexe, celle des transplantations, des acclimatations, de la colonisation végétale.
Derrière l’enchevêtrement foisonnant du bougainvillier on peut imaginer la présence des marrons, figures de résistance. Le végétal ici devient allié et complice : le bougainvillier, épais et enveloppant, protège et cache, prolongeant la mémoire des fuites et des résistances dans les forêts de l’île.Les végétaux deviennent figures, fragments, motifs récurrents qui ouvrent à une lecture symbolique autant que sensorielle.

Jeté d'un cyanotype de bougainvillier sur nappe de Madagascar sur un portant en bois d'eucalyptus. 2022
Ce cyanotype devient une pièce comme un fragment de mémoire reliant deux îles de l’océan Indien. Chaque fleur et chaque feuille imprimée se mêle à la trame du tissu, résonne avec la matière révélée par un geste de broderie malgache qui prolonge et magnifie l’empreinte végétale.
Le textile devient alors un pont poétique entre La Réunion et Madagascar, un espace où l’histoire des plantes voyageuses, des échanges culturels et de la circulation des formes et des techniques se rencontrent et se construisent dans l’art.

Suspension 2024 - L’eucalyptus, autre grand voyageur, fut introduit depuis l’Australie dans de nombreux territoires coloniaux pour répondre à des besoins économiques et pratiques. À La Réunion, il se dresse dans les hauts, dans la forêt de l’etang salé et dans mon jardin.
Il est ici, figure de passage, témoin des voyages du vivant et de l’histoire, mais aussi corps poétique où la couleur, la forme et le mouvement sont traduits dans la suspension.